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La grande chasse au loup

22.03.2024 – Marc Lettau

En Suisse, le loup un animal strictement protégé. En décembre et janvier derniers, des chasseurs ont abattu près d’un sixième des loups du pays, avec l’accord des autorités. Ce qui soulève de nombreuses questions.

En 1871, un coup de feu a retenti dans la forêt près d’Iragna (TI), tuant le dernier loup officiellement présent en Suisse. L’espèce était ainsi éradiquée. Ce n’est qu’en 1996 que le loup est revenu dans les Alpes suisses. Il s’y est installé, a constitué des meutes et a étendu son territoire. En novembre 2023, on dénombrait 30 meutes de loups en Suisse, pour quelque 300 individus. La majorité des Suisses sont heureux du retour du carnassier, comme l’a montré en 2020 le référendum porté par des organisations de protection de la nature contre la révision de la loi sur la chasse. Laquelle prévoyait notamment le «tir préventif» de loups. Le peuple a dit non. Abattre des loups qui égorgent des moutons, c’est-à-dire qui font des dégâts: beaucoup le comprenaient. Mais pour la majorité, ce «tir préventif» de l’animal protégé ne comportait pas de logique évidente.

800 chasseurs valaisans prêts à intervenir

Cependant, la «régulation proactive des populations de loups», comme la nomment les autorités, est tout de même devenue la lettre de la loi. En 2022, le Parlement a adopté une révision de la loi sur la chasse autorisant les tirs préventifs. Le changement de paradigme refusé par le peuple a donc tout de même eu lieu. 

 

Le conseiller fédéral Albert Rösti lors d’une conférence de presse le 1er novembre, au cours de laquelle il explique les nouveaux critères de gestion du loup. Photo Keystone

Et, à la fin de 2023, le Conseil fédéral a décidé, à une vitesse spectaculaire, de mettre en vigueur rapidement certaines dispositions d’exécution relatives à la loi révisée. Le nouveau ministre de l’environnement, Albert Rösti (UDC), a présenté la portée de la décision: du 1er décembre 2023 au 31 janvier 2024, les cantons où le loup est présent avaient le droit de liquider entièrement douze meutes et partiellement six autres. Les douze meutes restantes devraient être épargnées. L’hallali n’a pas tardé. Rien qu’en Valais, 800 chasseurs ont été formés à la chasse au loup.

La justice contrecarre les plans de chasse

L’ouverture de la chasse a tiré trois organisations de protection de la nature de leur sidération. Elles ont fait recours contre certains tirs autorisés par l’État. Et elles ont remporté une victoire d’étape: le 3 janvier 2024, à la mi-temps de la grande chasse au loup, le Tribunal administratif fédéral (TAF) a confirmé l’effet suspensif des recours. La chasse a partiellement été stoppée. La réflexion juridique a porté sur le caractère irréversible du tir: un loup abattu est un loup mort. Et il ne pourra être ressuscité, même si le tribunal conclut après coup que le tir était illégitime. La décision intermédiaire du TAF est un tournant plutôt fâcheux pour les autorités fédérales, qui voulaient aller vite. Le jugement définitif n’était toutefois pas encore connu à la clôture de la rédaction. Quel qu’il soit, il ne changera plus rien au fait qu’en deux mois, plus de 50 des 300 loups suisses ont été abattus. Un sixième des effectifs.

 

Reinhard Schnidrig, «garde-chasse en chef» de la Confédération. Il dirige la section Faune sauvage et conservation des espèces de l’Office fédéral de l’environnement. Photo d’archives «Revue Suisse»

Dans l’attente du jugement définitif, le débat reste vif, notamment en raison des nouveaux critères fixés par Albert Rösti. Jusqu’ici, l’opinion des scientifiques et biologistes de la faune sauvage comptait. Selon eux, 20 meutes intactes sont nécessaires à la survie du loup en Suisse. Le responsable de la faune sauvage de la Confédération, Reinhard Schnidrig, l’a lui aussi souligné plusieurs fois. Mais à présent, Albert Rösti estime que douze meutes suffisent. Les organisations de protection de la nature ne sont pas les seules à s’interroger sur ce nouveau seuil nettement abaissé: le ministre serait-il prêt à accepter l’extinction locale de l’espèce protégée? À l’avenir, les politiciens trancheront-ils tout seuls, sans les scientifiques, les questions environnementales en Suisse? Et, si oui, comment cela se traduira-t-il lors de la résolution des géants défis qui se posent dans le domaine de l’environnement, du changement climatique et de l’extinction des espèces?

Suisse urbaine vs Suisse rurale

Ce qui continue de s’aggraver aussi, après cette chasse au loup lancée à la hâte, ce sont les tensions au sein de la société. On peut reprocher à la Suisse des villes, qui vit loin de la nature, d’idéaliser le loup: elle l’utilise comme une preuve réconfortante qu’il existe encore une vraie vie sauvage dans les Alpes, et évacue le fait qu’elle surexploite elle-même cet espace alpin durant ses loisirs, accélérant ainsi sa transformation. Mais la Suisse des montagnes, qui voit dans l’estivage des moutons en altitude une tradition précieuse, ne s’attire pas non plus que des sympathies. Le TAF a identifié le conflit fondamental: les autorités fédérales ont autorisé le tir de meutes entières même dans des régions qui ont renoncé à la protection des troupeaux, pourtant tout à fait réalisable. Refuser de protéger les troupeaux – bien que la Confédération distribue chaque année des millions de francs à cet effet (2024: 7,7 millions) – mais vouloir liquider le loup: ce genre d’attitude met à mal les relations entre la Suisse urbaine et la Suisse rurale.

Une affiche placardée à Zweisimmen (BE) reflète l’état d’esprit qui règne à la campagne, où l’on exige l’abattage de loups. Photo Keystone

Ce conflit fait également apparaître les motifs pour lesquels la protection de la nature a parfois du plomb dans l’aile en Suisse. Les préférences ville/campagne jouent un rôle au Conseil fédéral aussi: la proximité d’Albert Rösti avec les paysans explique en grande partie sa politique relative au loup. Et puis, les conflits d’objectifs caractérisent son département, qui est responsable de la construction des routes, chemins de fer, barrages et centrales électriques – des sources de pollution potentielles majeures –, mais aussi de la protection de l’environnement. Les conflits d’objectifs qui en résultent sont un héritage: pendant des décennies, la politique environnementale suisse réglementait principalement l’utilisation de la nature, et plutôt subsidiairement sa protection. Selon la personne qui dirigeait ce département, c’était tantôt la protection qui primait, tantôt l’utilisation. La conseillère fédérale qui a précédé Albert Rösti, Simonetta Sommaruga, privilégiait plutôt la première, tandis que son successeur privilégie la seconde. Mais cela signifie aussi que pour lui, le chapitre du loup n’est pas encore clos.

Et maintenant?

Non seulement le chapitre n’est pas clos, mais l’on ignore aussi quelles leçons devront être tirées un jour de la «grande chasse au loup». Dans les cantons des Grisons et du Valais, où vivaient la plupart des loups qui ont été abattus, les autorités sont d’avis que des «régulations préventives» régulières seront désormais nécessaires. Elles mettent déjà le cap sur la prochaine chasse au loup, prévue entre le 1er septembre 2024 et le 31 janvier 2025. Elles ont ainsi de leur côté ceux qui estivent des animaux de rente dans les Alpes.

Le conseiller fédéral Albert Rösti, quant à lui, devra rattraper ce qui doit d’ordinaire être fait avant la mise en vigueur de nouvelles dispositions: une procédure de consultation dans les formes, c’est-à-dire le droit de regard prévu des différents groupes d’intérêt. Les organisations de protection de la nature ont déjà pris position. Compte tenu de la croissance considérable de la population de loups ces dernières années, elles n’entendent pas s’opposer par principe aux tirs de régulation. Mais elles font prévaloir le principe de proportionnalité inscrit dans la loi sur la chasse. Le tir de meutes entières doit rester absolument exceptionnel, c’est-à-dire n’intervenir que lorsqu’une meute est devenue «hors de contrôle». Ce principe n’a cessé d’être mis en avant lors de la révision de la loi sur la chasse au Parlement, rappellent-elles. Interrogé par la «Revue», l’OFEV confirme d’ailleurs la situation juridique applicable: «Les meutes qui n’ont pas causé de dégâts ne peuvent être régulées à titre préventif.»

 

Ainsi, ils sont faciles à repérer: deux loups dans un paysage fraîchement enneigé. Photo d’archives Stefan Gerth, Keystone

Pugnaces, les adversaires du loup de l’«Association pour la protection des territoires contre les grands prédateurs» estiment quant à eux que la politique suisse en matière de faune sauvage est un échec total. L’association continue d’exiger une Suisse sans loups, sans lynx et sans ours. Son coprésident, Georges Schnydrig, applaudit néanmoins le Conseil fédéral: «Albert Rösti est le premier conseiller fédéral qui agit», a-t-il déclaré en décembre 2023 dans la «Neue Zürcher Zeitung», ajoutant que «les loups détruisent notre agriculture et notre culture». Pour les organisations de protection de la nature, le loup doit au contraire être envisagé comme un élément à part entière de l’écosystème forestier, et il faut mettre en place ce qui est réalisable depuis longtemps: une bonne protection des troupeaux. Les chiffres prouvent que celle-ci est efficace. Alors qu’en 2022, près de 1700 animaux de rente ont été égorgés par des loups, en 2023 on n’en dénombrait plus que 1000, malgré la hausse constante des effectifs de loups.

1000 moutons dévorés par le carnassier, ce n’est pas rien. Mais dans les Alpes, les chutes, les éboulements, la foudre, les parasites et les maladies tuent près de cinq fois plus de moutons. Ce débat-là fait aussi partie de la controverse autour du loup et des moutons: l’estivage de ces derniers dans les zones alpines d’altitude est loin d’être incontesté.

Un nouveau sondage montre une position critique contre les tirs préventifs

15 mars 2024. Moins d'un tiers – 31 pour cent – de la population suisse soutient les tirs préventifs de meute de loups. Une part bien plus importante de la population – 46 pour cent – s'y oppose. Et plus les personnes interrogées sont jeunes, plus le rejet est net. Chez les jeunes de moins de 30 ans seulement 20 pour cent sont en faveur des tirs préventifs. C'est ce que montre un sondage de l’institut d’études YouGov Suisse (anciennement Link Marketing Services), réalisé fin février 2024. Cela montre également que les rapports de majorité n'ont pas changé: Lors de la votation populaire de 2020 sur la loi sur la chasse, une majorité a voté contre la loi. Les tirs préventifs étaient la raison la plus souvent citée pour ce rejet. (MUL)

Pour approfondir le sujet

Note de la rédaction: Cet article a été actualisé le 15 mai 2024. Les chiffres concernant les animaux tués par le loup en 2022 et 2023 ont notamment été précisés.

Commentaires

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Commentaires :

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    Jean Marie Walter 17.04.2024 à 19:56

    On pourrait commencer par noter un article écrit par un pro loup qui manque de retenue. Pour mémoire un journaliste se doit de donner la parole à tous les partis concernés et là j'ai comme l'impression que cette règle élémentaire n'a pas été respectée.


    Bien des sujets tourne autour du loup, la réintroduction, les hybrides, la protection inefficace, la désertification des campagnes car les jeunes ne veulent plus s'orienter vers le métier qui autrefois était le plus beau métier du monde, la pertinence et validité des informations diffusées, les relations villes/camapagnes, la volonté de certains de développer des parcs protégés au dépend des surfaces agricoles ou d'élevage, la compensation carbone qui est déjà à bout de souffle, la souffrance psychologique des éleveurs reconnue par les régimes de sécurité sociale, l'orientation des budgets agricoles pour faire face aux dégâts du loup, .…


    Voici des pistes pour les prochains articles !

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  • user
    Jean-Jacques Marchand, Cranves-Sales, France 04.04.2024 à 11:05

    Les loups, encore ! Evidemment que la proportion des citadins écolo-bobos penche en faveur de ce prédateur qui décourage les éleveurs. Le Gouvernement se doit de penser à ces éleveurs plutôt qu'aux écolos des villes assis dans leurs fauteuils.

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  • user
    Alice Schnell, France 03.04.2024 à 09:10

    C’est navrant de voir que dans un pays qui a les moyens financiers et scientifiques comme le nôtre que la bêtise et les conflits d’intérêt sont les maîtres du jeu politique! Les grands prédateurs jouent un rôle écologique inestimable qu’aucun chasseur n’est capable d’envisager. Il préserve la forêt et sont un indicateur de la bonne santé de notre biodiversité.

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  • user
    Petar Trixie, New Zealand 29.03.2024 à 03:06

    Shameful. Human greed strikes again

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